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Actualités / Saskia Cousin et Prosper Wanner : Marseille hospitalière ? Refonder le tourisme depuis l’hospitalité
Il était une fois la fondation de Marseille, plus ancienne ville de France. Gyptis, princesse autochtone des Ségobriges, offre une coupe d’eau au marin phocéen Protis. Ce geste hospitalier scelle leur union et le mythe fondateur de Massilia, il y a 2600 ans. Bâti à proximité des vestiges de la ville et du port antiques, le musée d’histoire de Marseille raconte l’histoire millénaire de la succession des gestes d’hospitalité et d’hostilité qui ont fait l’histoire de la cité.
Une tribune de Saskia Cousin et Prosper Wanner, respectivement professeure de sociologie et maître de conférences en médiation culturelle.
Il était une fois l’invention du tourisme, celui du Grand Tour des aristocrates anglais, il y a quatre siècles. En route vers la Grèce et l’Italie, les proto-touristes distingués s’arrêtent à Marseille. Autre temps, autre moeurs : dans les années 1970, les 400 boutiques et hôtels du « triangle d’or » de Belsunce attirent jusqu’à 700000 touristes par an.
En 2013, Marseille revient au premier plan, avec le titre de Capitale européenne de la culture. En janvier 2023, la municipalité récupère la compétence tourisme. En mars 2023, afin notamment de l’aider à dessiner l’avenir du tourisme marseillais, la municipalité lance une « Assemblée citoyenne du futur », composée de 111 citoyens tirés au sort (1).
Son maire, Benoît Payan, revendique un « tourisme durable et populaire » qui « s’inscrit dans la tradition d’accueil et de solidarité qui a fait la force de Marseille au fil des siècles »(2) et consolide l’adhésion de la ville à l’Association nationale des villes et territoires accueillants (ANVITA)(3) .
Février 2024 : Marseille publie sa stratégie 2024-2030 pour « un développement responsable du tourisme et des loisirs ». Une coalition d’organisations de la société civile marseillaise et de professionnels du tourisme demande au maire de Marseille d’organiser des assises marseillaises de l’hospitalité afin de se soucier et prendre soin de chaque visiteur : du marin et du pèlerin, du flâneur, du touriste, de l’exilé ou du vagabond.
(4) Comme l’écrivait Zigmunt Bauman il y a plus d’une décennie, tous participent, dans leur ambivalence, de notre (post)modernité liquide, de nos lieux et de nos identités multiples (5). Observer le rôle de chacun depuis les questions de crédibilité politique et de justice sociale et climatique renverse toutefois quelque peu les valeurs attendues et promues. Ainsi du « touriste ».
Pour mémoire, le transport est responsable des trois quarts de l’impact climatique du tourisme, dont 40% pour le seul transport aérien. Les compagnies aériennes ont depuis 80 ans un avantage concurrentiel imbattable sur les transports longue distance : l’absence de taxes.
En 2022, l’Ademe rappelle que le seul scénario du tourisme crédible pour respecter les Accords de Paris est l’option « proximité et sobriété ».
La convention de Chicago de 1944 a été adoptée afin de « préserver entre les nations et les peuples du monde l’amitié et la compréhension (…) dont dépend la paix du monde ». Pour cela « aucun État contractant ne doit imposer de droits, taxes ou autres redevances » aux vols internationaux tout comme sur leur carburant. Au sortir de la guerre, la question climatique était peu présente, voir inconnue.
En 2022, l’Ademe rappelle que le seul scénario du tourisme crédible pour respecter les Accords de Paris est l’option « proximité et sobriété » : des séjours moins lointains, plus longs, dans des hébergements plus petits et plus sobres. Ce constat bat en brèche les habitudes du secteur touristique – marchand et institutionnel – qui, depuis un siècle, font la promotion de la « montée en gamme » et de la croissance à l’international.
Par exemple, l’impact climatique d’un lit en auberge de jeunesse est quatre fois moindre que dans un hôtel étoilé. À ceci s’ajoute, bien sûr, le prix de la chambre, et donc la catégorie sociale et, bien souvent l’âge de son destinataire. Faut-il privilégier les privilégiés, ou bien favoriser l’accès au voyage de la jeunesse ?
Une réponse technologique insuffisante
Comment répondre aux défis des Accords de Paris, et continuer de voyager tout en préservant la vie de notre planète ? Le secteur touristique promet des prouesses technologiques et des normes teintées de vert comme avec le verdissement du classement hôtelier. L’Organisation de l’aviation civile internationale s’est engagée en 2016 à ce que la croissance du trafic aérien soit à impact climatique nul à partir de 2020 grâce au marché carbone et aux progrès technologiques tel que l’avion vert et les biocarburants. Nous en sommes loin.
Ainsi, dans son étude d’impact, l’aéroport de Marseille-Provence compte-t-il pour zéro les 25000 vols supplémentaires représentant pourtant 6 millions de tonnes de CO2 (TCO2) (6) ? Les Marseillais qui s’envolent pour dépenser ailleurs leur budget tourisme ne sont pas non plus pris en compte. Comptent-ils également pour zéro ? Réintégrer les dépenses des partants et les gaz à effet de serre des vols supplémentaires rend l’étude d’impact plus crédible. Mais le projet d’extension apparait alors déficitaire, de tous les points de vue.
Une montée en gamme structurelle
Un nombre croissant de professionnels assoient leur rentabilité sur la montée en gamme et l’international. Depuis une vingtaine d’années, en France, les tarifs des hôtels et des musées augmentent deux fois plus vite que l’inflation. L’un des scénarios préférés de la prospective touristique (1) est la poursuite de la « montée en gamme » du monde, au profit de quelques-uns – quelques touristes aisés, quelques opérateurs, quelques financiers. Moins d’un Français sur dix part en vacances d’hiver, un sur vingt pour y skier.
Réduire encore l’accueil aux franges internationales les plus aisées fragilise l’ensemble de la chaîne touristique. Les vacanciers français ne peuvent profiter d’une offre trop onéreuse chez eux – le taux de départ des Français n’a pas progressé depuis les années 1990.
Travailleurs mobiles, étudiants, stagiaires, aidants, saisonniers, exilés, artistes… les hôtes historiques de l’hébergement temporaire populaire ne peuvent plus se loger. Les habitants et riverains pâtissent des nuisances liées au trafic international, à la privatisation des espaces publics, à la pression immobilière générée par l’économie de plateforme.
Marseille montée en gamme ou Marseille hospitalière ?
Marseille a connu l’une des plus fortes montées en gamme touristique de France. En 12 ans, le nombre de touristes a doublé, tout comme le nombre d’arrivées aéroport, de résidences secondaires et d’hôtels affiliés à des groupes. Le nombre de chambres haut de gamme a triplé, le nombre de restaurants étoilés a quadruplé et le nombre de locations meublées a augmenté de moitié sur la métropole. Les chambres une étoile ont, elles, quasiment disparu.
Les besoins d’hébergement des autres visiteurs de passage n’ont pourtant pas diminué : Marseille a également besoin de celles et ceux qui viennent pour étudier, travailler, se former, comme apprentis, comme futurs médecins, en saisonniers, en résidence artistique, en transit, pour une mise à l’abri ou l’accompagnement d’un proche hospitalisé.
Plusieurs rapports (Observatoire territorial du logement étudiant, Collectif Alerte PACA, CLLAJ) alertent sur la précarisation des conditions d’accueil des étudiants, des jeunes travailleurs et des mises à l’abri. La ville ne compte aucun camping, une cinquantaine de squats et une seule aire d’accueil, datant de 1972.
« Marseille a connu l’une des plus fortes montées en gamme touristique de France »
L’intuition des assises de l’hospitalité est que l’une des clefs de la transition du secteur touristique passe par une meilleure prise en compte de toutes les personnes accueilles et accueillantes à Marseille : une Marseille hospitalière. Ses membres quantifient les touristes ignorés dans les stratégies touristiques : les habitants qui partent loin (69% des passagers de l’aéroport), nos voisins touristes dits de proximité qui ont relancé l’économie touristique post-Covid-19, les touristes hébergés dans le non-marchand, les non-partants et les touristes maghrébins venus en avion, plus nombreux et plus dépensiers que ceux venus par avion d’Amérique ou d’autres pays d’Europe (même s’ils fréquentent peu l’office du tourisme et les hôtels).
Ces touristes ont en commun d’être peu considérés par les politiques touristiques. Cela ne vaut-il pas la peine de chercher à en prendre la mesure ? Au-delà de ces touristes ignorés, de nombreux habitants accueillent ou ont besoin d’accueillir dignement des proches.
Les hôpitaux publics marseillais accueillent chaque année 120000 patients en partie d’autres régions. L’université accueille 100000 étudiants dont la moitié n’habite plus le domicile parental et un sur dix est international. Les 4500 entreprises des zones d’activités ont besoin d’accueillir des salariés temporaires, des stagiaires, des clients et des prestataires. Le nombre d’apprentis a doublé pour atteindre 35000.
Marseille héberge la seconde plus grande plate-forme d’accueil de demandeurs d’asile après la région parisienne. Alors que le nombre de ces visiteurs ne cesse d’augmenter, de nouveaux dispositifs s’expérimentent : hôpital hospitalier (femmes enceintes), médiation locative (jeunes travailleurs), lokaviz (étudiants), dispositif zone tendue (accès au logement), cohabitation intergénérationnelle (jeunes actifs), convention d’occupation précaire (mise à l’abri) et accueil solidaire (demandeurs d’asile) pour en citer quelques-uns.
L’hospitalité située, une perspective réaliste
Les personnes de passage contribuent à l’économie locale ainsi qu’au commerce de proximité. Elles restent longtemps, consomment dans les mêmes commerces que les habitants et ne contribuent donc pas à leur éviction. Elles représentent une alternative à un modèle touristique centré sur le tourisme marchand et l’événementiel, plus rentable à court terme, mais beaucoup moins pérenne.
Réfléchir au rôle du tourisme pour un territoire, son insertion dans un processus de coopération locale ne relève pas du repli comme certains veulent le faire croire, mais, au contraire, d’une ouverture au monde, à tous les mondes (7). Se situer du point de vue du voyage de proximité est également plus réaliste, d’un point de vue économique.
L’immense majorité des Terriens voyagent d’abord dans leur région, pays. Plus de 80% des Français partent en vacances en France, souvent à moins de 4h de voiture, et plus de la moitié est hébergée chez des amis ou des parents. Pour le dire autrement : la majorité des Français suit les recommandations de l’Ademe, sans parler du reste du monde.
Pour que le monde reste ouvert, pourquoi ne pas prendre au mot la convention de Chicago ? Pourquoi ne pas dédier les long-courriers aux voyages qui favorisent « la paix dans le monde » ? Pourquoi ne pas les réserver aux jeunes pour un Grand Tour sur le modèle de la carte Interail et du programme Erasmus ? Y associer les auberges de jeunesse, fondées après la grande guerre afin de promouvoir la paix dans le monde.
Les Assises marseillaises de l’hospitalité, que nous appelons de nos voeux, visent à la fois à « poser les assises » d’une hospitalité marseillaise (assises théoriques, sociales, écologiques, économiques) et à « tenir des assises » de l’hospitalité marseillaise (former une assemblée ouverte à toutes personnes concernées).
« Il s’agit bien de concilier économie, hospitalité, justice sociale et lutte contre le dérèglement climatique »
Il s’agit bien de concilier économie, hospitalité, justice sociale et lutte contre le dérèglement climatique. Enjeu de commune humanité, cette transition est à notre portée. À condition d’accompagner la transition des grands voyageurs et des professionnels du haut de gamme vers plus de sobriété, de proximité et d’hospitalité. Puissions-nous renouveler le geste fondateur de la princesse Ségobriges celto-ligure.